Un concert. Aoi n'y avait jamais assisté, à proprement parlé. Il avait déjà écouté des orchestres jouer lors de gala, mais le spectacle restait sur la glace, non sur les musiciens dans l'ombre des gradins. Mais au-delà de l'excitation d'une première expérience de concert, ce n'était pas une quelconque représentation, non; c'était celle d'Arun. Et ce simple détail donnait toute sa magie à l'évènement pour le patineur.

Il avait évidemment demandé permission à son Oncle, qui, malgré un léger renfrognement, n'avait su le retenir devant l'innocence de l'offre. Bien sûr, le couvre-feu, bien que retardé expressément pour l'occasion, restait tout de même de mise. Il ne pouvait se permettre de vagabonder à d'indécentes heures; perturber son cycle précis de coucher à neuf heures était déjà un écart, il ne devait pas en abuser. Mais l'adolescent ne se plaignit pas, tant qu'il pouvait simplement être présent.

Il avait proposé à Endo-san de l'accompagner, ignorant si son emploi du temps le lui permettrait. Il ne connaissait pas grand monde, mais il se disait qu'il ne perdait rien à en parler. Plus il y aurait de personnes présentes, mieux cela était, n'est-ce pas ? Surtout que cela se tenait dans un café; si l'évènement amenait des clients, le gérant serait plus enclin à le renouveler. Il savait d'ores et déjà à quel point la musique était importante pour Arun; savoir que cette dernière était appréciée et en fait potentiellement un revenu stable serait une magnifique nouvelle pour lui, en plus de doucement lui fonder une renommée et l'habituer à jouer devant un comité grandissant.

C'est avec de tels espoirs en tête qu'Aoi prit la direction du café dont il avait noté l'adresse sur son téléphone (découvrant par la même l'option très utile qui lui permettait de se guider à travers la ville. Option dont il pensait les véhicules de transport seules détentrices) et qu'il découvrit se trouver simplement en face du lycée. S'il l'avait auparavant remarqué il n'y avait pas accordé plus d'attention que cela, mais au moins sa proximité était pratique.

Il avait pioché sa tenue dans ce que son frère avait prit soin de lui acheter avant son départ, emportant avec lui une veste longue pour se couvrir de l'air plus frais en soirée. Pour l'instant le temps semblait clément et le soleil le réchauffait confortablement sous sa chemise blanche. Il commençait peu à peu à s'habituer au climat de la ville, le laissant accomplir ses entrainements en plein aire plus aisément.

Téléphone en main, il arriva comme il l'avait prévu devant le fameux Tuti Frutti. Maintenant qu'il y pensait, il avait dû entendre des camarades mentionner ce nom, il devait être populaire au vu de son emplacement. Et Aoi eut la confirmation de sa pensée lorsqu'il vit le monde à l'intérieur. Il aurait pu s'en sentir mal à l'aise si l'ambiance générale du lieu n'était pas accueillante; cette dernière parvint à le calmer. Il jeta un oeil sur les personnes présentes, s'apprêtant à les contourner souplement pour prendre un siège, lorsqu'il reconnut Saeda-san, ainsi que Tachigiki-senpai qu'il avait déjà aperçu lorsqu'il s'était présenté comme délégué. Il hésita à les saluer avant de finalement leur accorder un simple hochement de tête discret. Peut-être ne l'avaient-il pas vu, mais ils semblaient pris dans une discussion, il préférait prendre le temps de leur parler plus tard.

Surtout que son attention fut bientôt captivée par quelqu'un d'autre, installé sur la scène attendant l'heure et les derniers réglages pour faire entendre sa passion.

Se tenant sous les projecteurs, fier et prêt, plongé dans son élément, Arun illuminait l'endroit à lui seul; à nouveau, la magie opéra et Aoi ne vit plus que lui l'espace d'un instant. Il voulut le rejoindre, l'enlacer et lui faire comprendre à quel point il semblait à sa place et magnifique et parfait— mais il se retint de justesse. Il ne voulait pas le déconcentrer ni attirer l'attention du public sur quoi que ce fut d'autre que le musicien et ce qu'il allait interpréter. Alors il prit sagement un siège et se tint droit, déterminé à bien se tenir et à ne rien rater du spectacle.

Si Aoi avait jamais été captivé par quoi que ce fut, ç'aurait été incomparable avec ce qui se tenait devant ses yeux. Il ne pouvait littéralement pas détourner le regard un seul instant, et s'il n'avait pas eu le réflexe mimétique d'expirer en voyant Arun le faire, il aurait très bien pu retenir son souffle jusqu'à l'évanouissement sans même s'en rendre compte.

Ses lèvres picotaient encore du baiser échangé, après lequel le patineur avait accordé un hochement de tête et un « Mn. » d'encouragement avant que la star de la soirée ne s'éloigne. Il aurait voulu que cela dure plus longtemps, comme à chaque fois qu'ils s'embrassaient, mais il apprenait à ignorer ce désir et à simplement profiter du contact pour ce qu'il était : un chaste ou pas échange, simplement là parce qu'ils le pouvaient. Et pour l'instant, il lui semblait plus attrayant de le voir ainsi briller devant la petite foule, baignant dans le bonheur qu'égoïstement prisonnier de ses bras. Il pouvait reporter ça à plus tard.

Sa voix résonna à travers le micro jusqu'à se réverbérer dans sa cage thoracique. Et Aoi dût prendre plusieurs inspirations contrôlées pour se calmer et se concentrer sur ce qu'il disait. Il nota le nom du propriétaire du café, remarquant du coin de l’œil le jeune homme qu'il avait vu discuter en arrivant, il serait convenable pour lui de le saluer et de le remercier à son tour lorsqu'il en aurait le temps. Il remarqua Saeda-san s'installer au premier rang comme lui, trois sièges plus loin. Il n'avait aucun doute sur l'enthousiasme du blond pour encourager et instaurer une ambiance festive, ce qui convenait à une bonne partie du répertoire d'Arun, du moins ce qu'il avait cru en déduire. Il n'avait pas encore eu la chance de l'écouter jouer très longtemps, seulement quelques chansons par-ci par-là. Il lui avait également semblé que le brun aimait varier les genres, peut-être pour lui faire découvrir son vaste univers mélomane. Il lui en était reconnaissant et se délectait de chaque note.

Cela dit, sa plus belle occasion d'entendre son âme-sœur au sommet de son art était maintenant. Refermant le coffre de ses pensées, il se laissa aller à ses sens pour boire à grandes gorgées chaque son quittant les baffles, et simplement profiter de l'immense talent qui se tenait sur scène devant lui.

La magie avait opéré sur lui avant même que la musique ne commence. Autant dire qu'aux premières notes, Aoi avait déjà oublié l'existence de toutes les personnes autour de lui.

La voix grave résonnait dans sa cage thoracique, le faisant vibrer tout entier. La guitare le faisait frissonner. Il aurait juré avoir senti une bourrasque sur son visage, faisant voler ses cheveux. Il se sentit au sommet d'une montagne, à la plage, au Repère des Nuages, à la patinoire. Les décors défilaient, tout comme ses émotions. Il vit le noir l'entourer. Avait-il fermé les yeux ? Il n'en avait aucun souvenir. Le son l'entourait, comme les ténèbres, chaudes, rassurantes, lui tendant le main pour le guider. Le guider vers la lumière qui l'emplit au premier riff.

Et soudain il était dans le couloir, celui qui mène des coulisses à la glace, de l'ombre derrière les rideaux à la lumière des projecteurs. Il pouvait les entendre; les acclamations du public déchaîné. La tension montante, lui nouant l'estomac. Le silence de l'esprit concentré avant le début de la dance. Le silence avant le début de la chanson.

Le patineur recouvrit brièvement l'usage de ses sens à la fin du morceau, la scène et les gens réapparaissant dans son champ de vision —il n'avait apparemment pas fermé les yeux—. Il savait que le répit n'allait pas durer longtemps. Il ne serait probablement pas en possession de ses moyens tant que le moindre son s'échappait de cette guitare, de ces lèvres qu'il avait plus que tout envie de dévorer. Mais il ne pouvait se montrer aussi égoïste; un tel talent méritait d'être partagé, il n'aurait l'audace de l'ôter ainsi au Monde.

Et quel spectacle était-ce, un tel voyage, non, attraction des sens. Arun pouvait faire d'eux ce qu'il désirait, les mener où bon lui semblait. Si Aoi se savait incapable de résister, il doutait que quiconque en soit apte. Il ne pût que prendre une tremblante inspiration pour se préparer.

Dieu qu'il avait envie de patiner sur cette voix.