L'eau ça mouille. ♬

À l'aide de ton spray anti-moustiques, tu as mieux dormi cette nuit que les précédentes. Tu gardes le même rythme de vie intensif et cadré, avec toujours quelques cernes mais les maux de crâne en moins. Actuellement, tu es sur le chemin de la piscine, ton sac contenant tes affaires de bain en bandoulière, une barre énergétique entamée dans l'autre main. Tu es silencieux, plongé dans tes pensées. Tu as oublié tes écouteurs et n'écoute donc pas de musique - de toute façon, ça déconcentre à ce qu'il paraît.

En fixant les marques blanches sur le béton, tu te mets à imaginer qu'elles se transforment en serpents et que le béton lui-même n'est qu'un lac noir qui se serait solidifié. Ils te suivent, font des bonds dans et hors de cette eau terne, à la fois lisses et granuleux. Ils te narguent, reflètent ton besoin de toi-même plonger dans l'eau et d'abattre les longueurs qui te mèneraient plus près de ton rêve. Là-bas, dans l'eau chlorée du bassin, tu pouvais t'imaginer flottant dans l'espace, les reflets sur les turbulences aquatiques prenant l'aspect d'étoiles et de galaxies. Elles ne semblaient plus si lointaines que ça, quand elles dansaient dans ta tête.

Les serpents reprirent leur forme initiale à quelques pas de la piscine.
Tu avais fini ta barre. Tu froissas le papier et le jeta au vol dans la poubelle de l'entrée, pénétrant dans cette ambiance de javel et d'humidité qui t'était coutumière. Les portes automatiques se refermèrent dans un glissement derrière toi.
Tu passas à l'accueil, fit tamponner ta carte d'abonné, puis te dirigeas vers les vestiaires.

Le trajet était imprimé dans ton corps, tu pourrais y aller les yeux bandés et les oreilles bouchées.
Tu choisis une cabine, généralement la même car c'était celle que tu trouvais la plus propre à cette heure-ci, la numéro 3. Tu ne mets pas longtemps pour en ressortir en maillot de bain. Tu te diriges vers un casier, en face des cabines, prêt à choisir le même que d'habitude. Le numéro 73. Tu as tes nombres fétiches, tu t'y tenais.

L'eau ça mouille. ♬

Une main sur ton épaule casse ta routine. Tu tournes la tête vers le perturbateur ; entre nous, ton regard est carrément mauvais mais c'est plus génétique qu'autre chose. Tu te contentes de le scruter. C'était quoi son nom déjà ? Rihan. Il était dans ta classe. Il dégageait ce petit quelque chose que les grosses frappes des gangs au Brésil et en Italie avaient. Instinctivement, tu l'évitais. Tu n'aimais pas les problèmes.

Tu notas son bandage au torse, que son T-shirt laissait entrevoir. Tu analysas sa demande qui sonnait désagréablement comme un ordre, si on enlevait le bout de politesse.

L'instant s'épaissit, flottant comme une pellicule d'huile sur l'eau.

...

- Hm. C'était tout.
Tu avais à peine haussé une épaule, pas cillé.

Tu rangeas ton sac dans ton casier puisque tu t'y trouvais, et le verrouillas. Tu attachas la clef autour de ton poignet.

Tu tolérais momentanément ce poids sur ton épaule. Tu ne gagnerais rien à l'envoyer s'étaler sur le carrelage. Tu n'en avais d'ailleurs pas l'envie. Seule l'eau t'appelait actuellement, besoin qui pulsait dans tes veines. Si ce gigolo voulait s'amuser à se rouvrir quelles que soient les blessures qu'il avait dans l'eau, bon lui soit. Non ti riguarda.

Vous passâtes d'abord par les douches réglementaires. Tu profitas que tes cheveux soient mouillés pour enfiler ton bonnet. C'était plus facile de mater tes boucles quand elles n'en étaient plus. Entre nous, ça t'emmerdait de devoir attendre que Rihan arrive à ton niveau, tu te sentais ralenti. Mais, après tout, ce ne sont pas quelques minutes de perdues qui changeraient quoi que ce soit à ton parcours, tel qu'il était actuellement. Tu avais depuis longtemps appris la patience.

- Tu t'es fait ça comment ? , demandes-tu d'un ton monocorde pendant que vous reprenez route, zieutant à peine le bandage dépassant.

Au final, tu t'en foutais de la réponse, qu'elle soit vérité ou mensonge. Mais tu avais rarement l'occasion d'échanger quelques mots avec tes camarades japonais. Et ce n'est pas comme si tu pouvais éviter Rihan actuellement, s'appuyant sur toi comme il le faisait. Ça durerait à peine quelques instants ; pas de quoi tuer un chat.

L'eau ça mouille. ♬

Tu accordes à peine une œillade à sa réponse. Elle ne faisait que confirmer tes ressentis au final. Ce que tu ne comprenais pas, c'était pourquoi il te disait la vérité. Ce n'est en général pas un sujet qui vient aussi légèrement. C'était peut-être ta tête de racaille qui incitait la racaille à se confier. Ou peut-être ton attitude effacée qui laissait entendre que tu n'avais aucun intérêt à laisser filtrer quoi que ce soit.
Tu hausses à peine les épaules, réponds neutre.

- J'imagine.

Comment le saurais-tu ? Tu restes quasiment tout le temps enfermé à travailler. Les seules probabilités pour que ça t'arrive sont celles de ta poisse quant aux mauvaises rencontres. Tu n'étais pas comme ce type ou ton oncle pour qui c'était presque une banalité du quotidien.
Il se passa un silence où vous continuâtes de marcher. Tu marmonnas.

- La piscine, c'est bien pour s'entretenir... Mais faut pouvoir bouger sans gêne.

Tout en disant ça, tu continuais pourtant de l'aider d'avancer vers les bassins. C'était à lui de gérer ses limites. Pas à toi. Mais au moins tu le prévenais - ou le lui rappelais. S'agiter quand une plaie n'est pas refermée, c'est de la débilité à son état le plus profond. S'il veut rallonger son temps de convalescence avec risques d'infection en prime, grand bien lui fasse. Ça ne te concernait pas.

L'eau ça mouille. ♬

Tu arrêtas la marche à sa question. Tu observas quelques temps, mais cette observation ne changea pas la vérité crue et franche de ta réponse. Elle résonna avec simplicité mais aussi une certaine dureté.

- Oui.

C'était une idée de merde. Tu ne comprenais pas qu'il ne s'en rende pas compte par lui-même. Son corps lui envoyait tous les signaux nécessaires pourtant, semblait-il. Comment peut-on être sourd à ce point à ses besoins ?

- Tu vas perdre plus de temps à ne pas suivre correctement ta convalescence qu'à éreinter ton système qui se bat déjà pour guérir.

Tu rajustas précautionneusement son bras sur tes épaules. Tu soufflas...

- Mais tu fais ce que tu veux.

Comme dit plus tôt, ce n'était pas ton problème s'il n'était pas capable de se gérer.

L'eau ça mouille. ♬

...

Tu sentis un soupir monter, gonfler tes poumons, puis être relâché dans l'air ambiant par tes narines, las.
Tu baissas les yeux sur le blessé. Toute la misère du monde sembla lentement y passer.
Cette lassitude. C'était celle du type qui comprenait que son emploi du temps était de toute façon destiné à être foutu à la poubelle puis brûlé avec du gasoil.
Si tu portais ce type à l'eau, il s'évanouirait et manquerait de se noyer. Tu serais obligé de lui porter secours, puisque tu serais plus près de lui que les maîtres nageurs. Obligé de le foutre sur le rebord. De lui foutre des claques pour qu'il ne tombe pas dans le coma, jusqu'à ce qu'un maître nageur arrive et prenne la situation en main. Tous les scénarios passaient avec lucidité à travers ton cerveau fatigué par le travail et le manque de sommeil. Et très franchement, tu refaisais tes calculs.

Ce serait moins d'emmerdes de le refoutre dans le lit qu'il n'aurait jamais dû quitter de prime abord.
Sa tête était brûlante de fièvre.
Tu soupiras de nouveau, blasé.

- Leonardo. Et je vais te raccompagner chez toi. Ton ton était catégorique.

Tu commenças un demi-tour calibré pour ne pas mettre à mal le blessé.

Cazzo.

L'eau ça mouille. ♬

Le guidant à l'opposé des bains, ton regard se porta en coin sur le type à sa question.
Tu croyais qu'il avait surtout beaucoup de fièvre pour vouloir te lancer là-dessus. Tu lui répondis malgré tout. Discuter calmement l'aiderait à ne pas s'évanouir comme une merde.

- Je ne pense pas qu'il s'agit de croyance mais plutôt de ce qu'on accepte et ce qu'on refuse d'envisager.

Putain, t'avais galéré à sortir celle-là en japonais. D'ailleurs il te fallut quelques instants pour formuler la suite, faisant souvent des pauses dans ton discours stoïque.

- Pendant longtemps on a refusé de concevoir que d'autres planètes que la Terre pouvaient accueillir la vie telle qu'on la connaît. Je pense que la science a encore beaucoup à découvrir avant de s'affirmer sur l'origine de la vie. On a souvent tendance à dire que les "esprits" font partie d'un espèce de méli-mélo d'ésotérisme et de contes pour enfants. Je pense qu'il s'agit comme pour tout d'une mathématique dont on ne connaît pas encore l'équation. Je ne crois pas aux esprits tels que tu les entends. Mais je pense qu'un être ne s'arrête pas à l'enveloppe qu'il habite. Si rien ne se perd ni ne se crée, je ne vois pas pourquoi ce qui l'a habitée disparaîtrait dans le néant. Il existe donc une possibilité qu'il soit quelque part sur un plan physique que l'on n'a pas encore découvert.

Merda, t'étais carrément parti en discours philosophique revisité en maths. T'espéras un instant que tu ne l'avais pas achevé.

- Pourquoi ?

L'eau ça mouille. ♬

Tu tressautes légèrement quand de l'italien vient à tes oreilles. Tu scrutes le brun.
Tu ne sais pas pourquoi, mais l'entendre s'exprimer dans ta langue natale à ce moment-là t'envoie des frissons.

La discussion devenait trop... intimiste d'un coup. Comme quelqu'un qui s'apprête à tirer le rideau sur un coin secret de son espace personnel. Cela te perturbait. Mais Rihan était à l'évidence plus que fiévreux. La notion des distances avec les autres n'est pas la même dans ces conditions-là. Ou serait-ce à cause de ce que tu avais dit ?

Tu ne sais pas quoi lui répondre. Tu doutais que son discours dans l'état où il se trouve actuellement bouleverse ta vie. Il avait le même air que s'il s'apprêtait à t'annoncer qu'il était un extraterrestre venu du fin fond de la planète Mercure.

- ... Ok.

Peut-être qu'il avait besoin de vider son sac. Tu te voyais mal lui refuser ça alors qu'il était blessé.
On t'a toujours dit que tu as bonne oreille. Les personnes qui te connaissent se tournent souvent vers toi pour se libérer, si bien que tu ne t'en rends pas vraiment compte. Tu te contentes d'écouter sans juger. Cela semble suffire car souvent on te remercie. Tu ne comprends pas exactement pourquoi. C'est juste ta façon d'agir.

Et même si ce que te sortait ton camarade de classe semblait tiré par les cheveux, ça te donnait envie de l'écouter quelque part. Tu espérais juste que ça ne le fatiguerait pas trop.

L'eau ça mouille. ♬

... Peut-être que tu n'aurais pas dû accepter. Tu ne savais pas gérer les crises de larmes. Enfin, pas les siennes. Il semblait vraiment à bout. Tu ne savais pas si ce qu'il te disait était le discours d'un fou. Tu réfléchis à ce que Mucha ferait. C'est ce que tu faisais quand tu ne savais pas quoi faire, tu pensais à tes amis. Iel l'aurait encouragé et rassuré, complètement convaincu.e par la véracité de ses dires. Mais tu n'osais rien dire dans le risque que ça s'avère un mensonge. C'était comme dire à un enfant dont les parents sont partis à la guerre qu'il les reverrait à coup sûr le lendemain.

Et puis étais-tu bien placé pour dire quoi que ce soit ? Tu n'étais pas un grand philosophe et ce n'est même pas comme si tu connaissais Rihan et ses... sa famille ?
Décidément, tu ne pensais pas que ton entraînement ponctuel à la piscine finirait par te creuser la cervelle de cette manière. Tu te sentais un peu mal à l'aise. Mais pouvoir parler en italien rendit nettement plus fluide l'expression de ta pensée une fois que tu l'eus posée. Tu parles d'un débit calme pour ne pas l'épuiser, te doutant que ce n'était pas sa langue principale.

- Je ne pourrais pas te dire où ils se trouvent ni s'ils sont toujours présents quelque part dans ce monde.

Le meilleur moyen de ne pas mentir involontairement : dire la vérité. Tu n'étais pas medium, simplement un humain doté de réflexion et de sang-froid.

- Mais... Ils semblaient vouloir que tu continues d'avancer. S'ils se sont réellement sacrifiés pour que tu vives, c'est que tu en valais la peine. C'était aussi leur choix. Ils ne voudraient pas que tu vives la vie qu'ils t'ont rendue dans un syndrome du survivant ni dans la culpabilité d'un choix qui était le leur.

Vous arrivâtes aux vestiaires, tu déposas Rihan dans une cabine. Tu tendis la main pour qu'il te donne sa clef.

- Le numéro de ton casier. Tu vas pouvoir enfiler un pantalon et un pull tout seul ? , tu marmonnes.

Entre nous, ça te saoulerait de devoir en plus l'habiller. Mais comme d'habitude, c'était sur toi que tombait ce genre de galères. Tu étais presque en train de te dire qu'il faudrait plutôt l'amener à l'hôpital au lieu de chez lui. S'il avait de la fièvre, c'était peut-être parce que sa plaie s'était infectée plutôt que la fatigue.

- ... Sois honnête, tu es en état de guérir chez toi ou je dois appeler les ambulances ?