La sonnerie avait retenti depuis un certain temps, lorsqu'Aoi se leva d'un des bureaux de la salle des délégués.

Depuis peu, il favorisait le travail administratif dans l'enceinte de l'établissement, sachant que cela concernait directement cette dernière, en plus de le familiariser avec le bâtiment et son ambiance, mais également parce qu'il s'était dit qu'ainsi il se rendait plus accessible, que lorsqu'il prenait la direction de la patinoire dès les cours finis. Ce n'était qu'un décalage dans son emploi du temps, qu'il espérait était pour le mieux.

Et c'est toujours dans le cadre de ses fonctions qu'il se dirigeait vers la salle du Club de Prévention contre le Harcèlement, du moins s'en convainquait-il.

Il le croisait quotidiennement en classe, pourtant il n'avait jamais eu l'occasion d'avoir une réelle discussion avec Kitamura-san. Il le savait proche d'Arun et de Saeda-san, mais il n'avait encore jamais réussi à s'approcher. Peut-être par timidité, peut-être parce que jusque là ses proches s'étaient rapproché de lui, et non l'inverse, lui faisant croire à tord qu'il n'avait pas besoin d'aller de lui-même vers qui que ce soit...

Quoi qu'il en était, cela faisait longtemps qu'il désirait s'entretenir avec lui, particulièrement après ce qu'il avait appris sur lui. Mais il s'en était retenu, pour cette même raison.

Aller à sa rencontre de but en blanc, en l'interrogeant de façon exagérément professionnelle ne lui semblait en rien une approche désirable, ni même agréable, pour aucun des partis concernés. Le fait était qu'il en savait beaucoup sur son camarade, sans avoir la justification d'être proche de lui, ce qui le mettait dans un certain malaise. Alors s'il ne pouvait réciproquer la situation sans mettre à mal sa propre sensibilité, il aurait au moins la décence de ne pas confronter le jeune malentendant d'aucune indélicate façon.

Mais il n'était pas là aujourd'hui pour ce but premier. Il était là car quelqu'un avait besoin d'aide.

La feuille de papier nettement pliée entre ses mains, il arriva à sa destination, où il toqua modérément pour avoir l'autorisation d'entrer. Il inclina le buste poliment.

« Bonjour. Je viens de la part d'un élève. »

Aoi n'avait pas l'impolitesse d'écouter aux portes, encore moins celle-ci, connaissant la nature des sujets qui pouvaient être abordés dans cette pièce. Mais il devait avouer que l'expression de la personne la quittant devant lui le laissa perplexe. Quelque chose venait de se passer ?

Quoi qu'il en était, il accepta l’invitation à s'assoir et se posa proprement, le dos droit. Il hocha la tête à la question, et avança le papier qu'il avait en main sur la table jusqu'à Kitamura-san.

« Dans mon casier, ce matin. »

Il lui laissa le temps de la lire. Il n'y avait aucun destinataire sur l'extérieur de la feuille, il avait donc assumé qu'elle devait lui être adressée et avait lu les confessions d'un.e élève, racontant comment sa vie était devenu un enfer depuis qu'ils l'avaient vue. La lettre en elle-même ne donnait pas d'information concrète, quant à ce qui s'était passé ou de qui ou de quoi il s'agissait. Mais si le patineur ne l'avait pas pris pour une farce de mauvais goût, c'était bien le ton employé, répétitif, perdu et paniqué, l'écriture était relativement régulières, mais certaines tâches d'encre laissaient croire que le stylo à plume y était resté trop longtemps.

De plus, la lettre avait été déposée dans son casier. C'était peut-être une erreur, un choix déterminé par le hasard. Peut-être aussi que c'était parce qu'il était délégué, que d'une façon ou d'une autre il avait semblé digne de confiance aux yeux de cette personne.

Dans tous les cas, il lui paraissait évident que l'auteur de cette lettre vivait une pression mentale intense, visiblement causé par autrui. Ce n'était peut-être pas du harcèlement à proprement parlé, mais c'était vécu et décrit tout comme.

Lorsqu'il put recroiser le regard de Kitamura-san, il hocha à nouveau la tête légèrement.

« J'ignore de qui il s'agit. Mais votre club semble le mieux placé pour intervenir. »

Il eut un instant d'hésitation, avant de finalement incliner le buste à nouveau, plus solennel cette fois, et de continuer.

« J'aimerai vous y aider. »

Dans d'autres circonstances, il aurait probablement dit qu'il restait à leur entière disposition, mais cette lettre lui avait été adressée personnellement. Déléguer ainsi le problème lui semblait trahir la confiance que cette personne aurait pu mettre en lui, et il s'y refusait.

Il ferait de son mieux pour aider, il s'y engagerait.

Le délégué hocha la tête doucement. Evidemment, il comprenait le raisonnement derrière ce choix. En plus d’être indiscret, cela pourrait également créer plus de problèmes à l’auteur de la lettre qu’en résoudre. A la question que lui posa Kitamura-san, il se permit de récupérer la lettre et de l’analyser de plus près, cette fois avec un œil plus pertinent.

Il avait eu l’occasion à plusieurs reprises de croiser les différentes écritures de ses camarades, que cela soit en rendant des devoirs aux professeurs ou en faisant circuler des papiers d’administration pour recueillir différentes signatures, concernant des activités extra-scolaires ou autre. Mais une écriture aussi tremblante, il n’avait pas souvenir de l’avoir croisée…

Il la relut une nouvelle fois, cette fois en se contentant de chercher des éléments qui pouvaient lui être familiers sans se soucier de les faire directement correspondre. Au-delà de l’hésitation dans le trait, il lui sembla reconnaitre certaines esthétiques. Le soin appliqué sur certains Kanjis, la façon d’appuyer sur les boucles… Il l’avait déjà vu, à plusieurs reprises, assez pour le mémoriser, et pour cause, c’était une des spécificités du trait de la déléguée féminine de leur classe.

Il finit par relever le regard vers le président du club de Prévention, et hocha la tête à nouveau, cette fois avec conviction.

« Satonaka-san. Je n'peux pas le garantir, mais je reconnais son écriture. »

S’il s’agissait bien d’elle, cela expliquait probablement pourquoi la lettre lui avait été adressé à lui, qui avait passé une période de temps significative avec elle. Cependant, de ce qu’il en avait vu ces derniers jours, elle n’avait montré aucun signe extérieur de malaise… Même si…

« Elle m’a relégué les tâches nécessitant un contact avec nos camarades. Elle avait accepté de s’en charger, jusqu’à il y a environ deux semaines. »

Il ne s’était pas particulièrement posé de questions, à cette requête d’échange. Et n’héritant que des tâches à faire à la maison, il avait considéré cela équitable de se relayer.

La lettre faisait référence à quelque chose que des personnes auraient vue. Mais au-delà de savoir précisément ce que c’était, il n’avait eu vent d’aucune découverte de la sorte. Il baissa légèrement la tête, penseur.

« Je n’ai entendu aucune rumeur la concernant… »

Cela dit, il admettait ne pas être le mieux placée pour être au courant de ce genre de choses…

Il hocha la tête doucement. Il espérait plus, mais il concédait que ç’avait été naïf de sa part. Kitamura-san avait raison, si quelqu’un devait approcher Satonaka-san, c’était lui. Il devait essayer de l’amener ici pour pouvoir lui venir en aide.

Il s’inclina face au président du club, reconnaissant de ses conseils. Ce n’était peut-être pas la réponse qu’il s’attendait, mais il avait été intelligemment aiguillé, et à présent il savait comment agir.

« Je ferai de mon mieux. »

Il garda la position un instant de plus, avant de se relever et de quitter la salle. Il ignorait s’il parviendrait à retrouver la déléguée aujourd’hui, mais il la chercherait. Et s’il le fallait, il attendrait le lendemain pour avoir une entrevue avec elle. Il récupéra son téléphone et n’eut pas à chercher longtemps dans ses contacts pour la retrouver. Il lui envoya un simple message. ’J’aimerai qu’on discute.’

Il espérait ne pas être trop brusque, essayant simplement de faire le premier pas sans l’agresser ou sembler insistant. Ceci fait, il rangea l’appareil et partit à sa recherche à son club de basket.

Comme il s’y attendait, elle n’était pas présente. La capitaine du club lui répondit qu’elle avait prévenu quelques jours d’absence à cause de problème familiaux. Il la remercia. Sans d’autre choix que d’attendre le lendemain, il quitta finalement le lycée pour se rendre à son entrainement. Ce ne fut que le soir venu que son message eut un retour. Un simple Demain ! Un problème ?’… N’avait-elle pas souvenir de lui avoir laissé la lettre ? Ou éludait-elle simplement le sujet, en pensant qu’il le prendrait pour une blague ? Dans les deux cas, il devrait clarifier la situation, avec tout le tact dont il pouvait faire preuve.

Le lendemain, il fut surpris de voir qu’elle était absente aux cours, et vérifia le message qu’elle lui avait envoyé. Elle avait bien dit qu’ils se verraient aujourd’hui ? Lorsqu’il passa à la salle des professeurs à la pause de la mi-journée, on lui présenta la même excuse que le club : problèmes familiaux. Se serait-il trompé dans ses déductions ? Le problème venait-il de chez elle, plutôt que de la classe ?

Il fit de son mieux pour ne pas se noyer dans ses réflexions le reste de l’après-midi, se concentrant sur le cours pour pouvoir au moins lui passer ses notes lorsqu’elle reviendrait en classe. Ce qui se produit…Plus tôt qu’il ne l’aurait cru.

Elle s’était absentée aux cours, mais plusieurs minutes après la sonnerie, alors qu’il était resté pour avoir quelques dernières clarifications de la part du professeur, elle se présenta devant lui, une fois la classe vide.
« Me voilà ! Tu voulais me parler de quelque chose ? Tu n’as pas répondu à mon message hier. »

Il inclina la tête pour s’excuser, et releva les yeux sur elle. Aucune mention de son absence en cours, et son sourire courtois, maintenant qu’il y voyait de plus près, semblait forcé. Il vérifia qu’aucune oreille indiscrète ne traînait dans les environs et sortit la lettre. Il ne l’ouvrit pas, posant d’abord calmement la question.

« Tu l’as écrite ? »

Il entendit sa respiration se perturber, son sourire s’évanouissant un instant avant de revenir, encore plus faux et forcé qu’avant.

« Hein ? Non, je vois pas de quoi tu parles ! Qu’est-ce qui te fait croire ça ? »

Il ne répondit pas tout de suite. Il baissa à nouveau les yeux sur la lettre.

« Un appel à l’aide. »

« Non– »

Elle le coupa brusquement, sa main frappant la sienne pour le faire lâcher le papier, alors que son masque de normalité tombait. Il n’ajouta rien pour l’instant, lui laissant le temps de parler d’abord, elle semblait vouloir éclaircir ce point.

« C’est…J’avais juste besoin de vider mon sac je… Ha, je pensais que tu prendrais ça pour une blague, et que tu me reconnaitrait pas, haha. » Son rire fut sans joie, alors qu’elle se couvrait le visage de ses mains. « J’en peux plus… »

« Qui… » Commença-t-il, mais chaque mot lui semblait comme un coup de glaive asséné à la jeune femme, comme si sa présence était à la fois bienvenue et rejetée. Il souffla discrètement. « Quelqu’un de la classe ? »

Il ne cherchait pas à savoir le "pourquoi" pour l’instant, seuls le "qui" et le "comment" l’importait. Le "pourquoi" serait sûrement le plus difficile à dire, et si elle devait le raconter, il préfèrerait qu’elle n’ait à le faire qu’un minimum de fois.

Elle hocha la tête doucement, relevant finalement les yeux, le regard perdu quelque part devant elle.

« Konishi, je suis sûre qu’elle sait, elle me l’a dit. Mais je sais pas à qui d’autre elle l’a montré. Toute la classe doit être au courant maintenant ! » Il haussa légèrement les sourcils, une façon de lui signifier qu’il ne l’était pas. Comprenant son geste, elle lui frappa le bras, plus pour la forme.

« C’est pour ça que j’t’ai envoyé cette lettre à toi. T’es le seul qui aurait pas pu cacher le fait de l’savoir… » Il baissa légèrement les yeux, et choisit de ne pas relever. Il risqua une main sur son bras, maladroite, un simple geste de soutien.

« Que comptes-tu faire ? » Elle releva vers lui un demi sourire, et un regard larmoyant.

« En vrai, je comptais changer de lycée. Tu vois Kokuyo ? J’pensais aller étudier là-bas, j’peux bien me débrouiller pendant 3 ans, je rentrerais les week-ends et- »

« Tes parents ? » Elle s’arrêta net, se pinçant les lèvres. Il n’eut pas besoin de plus pour avoir sa réponse. Elle ne leur avait rien dit non plus. Si cela avait été le cas, ils seraient probablement intervenus. Il resserra très légèrement sa prise sur son bras, renouvelant son soutien.

Il décida d’être un peu plus direct ; elle semblait s’être enfermée dans un futur où elle échapperait au problème par magie, mais vers lequel elle n’allait pas. « Il faut en parler. »

Brusquement, elle se libéra de sa prise. « Ah ? Et à qui ? Mes parents vont m’en vouloir à mort de leur avoir rien dit, ça va se savoir dans toute l’école et ma vie sera ruinée !! »

Il l’écouta s’époumonner, avant de se stopper brusquement en réalisant qu’elle criait peut-être assez fort pour être entendue. Aoi en doutait, personne ne trainait aux alentours des classes à cette heure-ci. Il ne réitéra pas son geste, mais il fit cette fois un pas vers elle. C’était à présent plus clair à ses yeux.

Elle voulait fuir la réalité, mais la réalité, elle, ne la laisserait pas partir aussi facilement.

« Si tu n’en parles pas, » Commença-t-il. Différents contes et anecdotes qu’il avait pu étudier au Repère des Nuages se rappelant étrangement à lui, « Tu ne pourras pas avancer. »

Où qu’elle aille, elle continuera simplement de vivre dans la peur que cette histoire la rattrape. Moult exemples de ce genre d’histoires parcouraient les livres qu’il avait lu, et s’il en avait appris quelque chose, c’était qu’il valait mieux exorciser ses démons, plutôt que de les fuir.

Ses mots semblaient avoir touché leur cible, lorsqu’il entendit un premier sanglot. D’autres suivraient, mais si tout se passait bien, elle ne s’en sentirait que plus légère.

Quelques longues secondes silencieuses passèrent, avant qu’elle ne se calme. Il lui tendit un mouchoir en tissu, et la laissa reprendre doucement son souffle.

« Tu… Tu vas me conseiller d’aller voir Kitamura, pas vrai ? » Lui demanda-t-elle. Son ton misérable lui fit déceler du regret, et à nouveau il fit un pas en avant. Moins assertif, plus compatissant.

« Je t’accompagnes. »

La surprise, puis le soulagement passèrent sur le visage de Satonaka-san. Mais un voile restait sur ses yeux.

« Est-ce que… Tu penses qu’il l’a vu ? »

Il opina de la tête, sans réel doute. S’il savait quoi que ce fut, il faisait confiance à Kitamura-san pour le lui avoir dit, lors de leur conversation de la veille. Elle hocha la tête en réponse, comme pour se convaincre elle-même et amasser son courage, et elle se tourna pour se mettre en route vers le club de Prévention. Il resta derrière elle le long du trajet, essayant au mieux de la mettre à l’aise de sa présence et de lui donner une impression de protection vis-à-vis du regard des autres.

Lorsqu’ils arrivèrent, Aoi toqua à nouveau doucement à la porte, avant d’être autorisé à entrer. Il s’inclina prestement et s’écarta pour laisser entrer sa camarade à sa suite, avant de refermer la porte derrière elle. Elle s’avança à son tour, visiblement agitée, et il se rapprocha à nouveau, juste assez pour qu’elle puisse sentir sa présence sans qu’il envahisse son espace. Il la sentit se détendre sensiblement, mais pas complètement.

« Salut, Kitamura ! »

A nouveau, sa tentative de paraitre normale échoua, et elle baissa la tête en se tenant le bras.

« Je…Uh… C-combien, est-ce que tu en sais ? »

Aoi resta non loin d’elle. Il n’interviendrait que si nécessaire, mais il ne partirait pas tant qu’elle ne le lui aurait pas explicitement demandé. Il croisa le regard de Kitamura-san et hocha doucement la tête. Il avait suivi ses directives, mais avant tout il avait fait ce qui lui semblait le mieux.