Manami n’avait aucun doute sur la motivation du Nayaka, pourtant il fut surpris. Il retint un rire face aux flammes qu’il pouvait voir dans les yeux gris. Il ne lui demandait quand même pas de l’activer ici, là maintenant au milieu d’un café à moitié rempli ? Il sourit finalement, amusé mais touché.

« Je veux bien, mais si je le faisais ici et maintenant, de un : quelqu’un appellerai la police, et de deux : tu serai emmené à l’hôpital. Tu te souviens de ce que j’ai dit à Kitamura-kun la dernière fois ? Ça vaut aussi pour toi. Je ne suis pas du genre à avoir des méthodes aussi directes. » Non vraiment, il préférait éviter de lui tirer une balle tout de suite, et même avec un pilule ça ne servirait qu’à l’épuiser alors qu’il avait une journée de cours qui l’attendait. Son expression était détendue mais son regard était implacable ; c'était un risque qu'il ne valait pas la peine de prendre.

Il sortit un calepin et un stylo d’un tiroir derrière le bar et y gribouilla une adresse et un numéro de téléphone.

« Tiens. Retrouve-moi à cette adresse à 20h. Et s’il y a le moindre problème, tu peux me joindre à ce numéro. » En même temps qu’il lui tendait le papier, le blond notait mentalement de vérifier si la cave était bel et bien aménagée convenablement. Il serait gênant que ses voisins entendent des bruits de lutte alors qu’il était censé vivre seul, il ne voulait inquiéter personne.

…Okay, finalement l’idée du jeune brun d’être dans un slasher n’était peut-être pas infondée ; il avait un peu l’impression de préméditer un meurtre, rit-il intérieurement. Il se calma en se disant qu’il pourrait au moins préparer le dîner pour cette fois, l’adolescent en aura bien besoin pour récupérer. En revanche, un dépoussiérage de la chambre d’ami ne serait pas non plus de trop… Hn.

Il ramena son attention sur le jeune homme et lui sourit une énième fois. Il quitta son mode parrain et se détendit à nouveau.

« En revanche, une petite démonstration à la basse serait la bienvenue, si tu as le temps avant le début de tes cours ! »

Il avait hoché la tête au brun lorsqu'il comprit et récupéra le papier. Il encaissa avec un léger sourire, supposant que le jeune homme allait mettre longtemps à accepter qu'il lui offre une boisson, ce n'était pas un problème, tant qu'il acceptait qu'il l'aide dans les moments vraiment importants. Et après leur discussion, il n'en doutait pas.

Il le vit sortir la basse de l'étui usé. Un bien bel instrument, même un néophyte comme lui pouvait le voir. Non, le ressentir serait plus juste. Il pouvait sentir les mains puissantes qii avaient tenu cet instrument. C'était... Impressionnant. Un grand et précieux héritage, sans aucun doute. Il se surprit à trépigner d'impatience à l'entendre jouer.

Les premières notes furent...Calmes, douces, ce n'était pas à proprement parlé apaisant, plutôt... Comme un ralentissement du monde, comme si soudain il était redescendu sur la terre ferme, capable de réfléchir sans se précipiter; chaque seconde durait une heure. Il sentit l'odeur d'une journée d'été fainéante à Yokohama. Il pensa à son grand-père, à toute la Famille.

Il fut embarqué par le rythme montant comme une feuille morte par une bourrasque. Soudain tout se bousculait à nouveau; il pensa à ses moments de panique, d'émotions intenses, il repensa à ses gardiens. Sa main rencontra violemment le rebord du zinc alors qu'il s'y raccrochait, son équilibre vacillant.

C'était si puissant, si vrai... C'était bouleversant.

Il réussit à s'échapper du charme peu avant les dernières notes et se hâta à récupérer une serviette pour se sécher les yeux. Faisant mine d'aller bien —ce qui était le cas, ça n'avait pas été une mauvaise expérience, mais il ne voulait pas perturber le jeune homme avec une réaction qui pourrait sembler disproportionnée— il lui sourit et hocha à nouveau la tête.

« Très bien. À ce soir. Et bon courage pour les cours ! » Lança-t-il aussi joyeux que d'ordinaire, lorsque le brun quitta le café. Il soupira lentement, contrôlant l'après-coup d'un tel élan d'émotion, lorsqu'il se retourna vers ses autres clients... Qui n'allaient pas particulièrement mieux , dis-donc. Il fila à l'arrière-boutique chercher des boîtes de mouchoirs et les distribua à chaque table. Il sourit désolé à la nouvelle cliente qui venait d'entrer et l'incompréhension lisible dans son regard.

« Bienvenue ! Pardon, je faites pas attention à l'ambiance, tout va bien. Non avons juste pu assister à une prestation pour le moins bouleversante. » Un rire lui échappa alors que sa fois avait légèrement tressailli. Il répondit à la demoiselle. « C'est une basse, mais oui, c'est bien le garçon qui vient de sortir. »

S'il faisait vraiment un concert ici, il allait devoir préparer les kleenex, couvertures et chocolats-chauds. Au moins il était prévenu !

« Encore pardon. Qu'est-ce que vous prendrez ? »

Il avait hâte d'être à ce soir.

Manami trouva le temps de passer un coup de fil pour s'assurer de l'état de sa maison. Les travaux demandés à la cave avaient bien été achevés. Le local : check. Il continua sa journée comme si de rien n'était, souriant aimablement à tous ses clients, tenant un brin de causette avec les curieux et les désormais habitués.

Le blond aimait vraiment ce qu'il avait réussi à créer avec son café : un lieu convivial où on aime à se retrouver et savourer sa boisson préférée. En y repensant c'était le premier quotidien stable qu'il avait depuis ses dix ans. Une petite vie tranquille, bien plus tranquille qu'il ne l'aurait jamais imaginé. Rester dans une même petite ville, se coucher et se lever à heure fixe mais sans pression, croiser tous les jours des gens tout ce qu'il y a de plus commun et paisible... La plupart du temps. Porter un tablier, lire des livres de cuisine, vivre au rythme de la machine à café, baigné dans des senteurs chaudes et rassurantes douze heures par jour. Un bonheur simple qu'il n'avait pas osé espérer avant sa retraite au mieux.

Mais ces douces habitudes ne le faisaient pas perdre la raison de sa présence ici de vue, loin de là. Ses responsabilités ne le rattrapaient pas ; il n'était pas en fuite simplement en stand-by. Et il l'avait bien compris. Ce soir il laisserait tomber son tablier de barista jovial et avenant. Ça le faisait toujours rire lorsque ses hommes de la Familia parlaient de son changement de persona. Il restait jovial et avenant de nature; il y a simplement un temps et un lieu pour chaque facette de nous. Et lorsque la situation lui demandait d'être sérieux, il l'était simplement.

Et il savait qu'Arun était sérieux. Ça se ressentait par tous les pores de sa peau. Digne d'un tempête, il avait compris les enjeux et avait saisi l'urgence, bien qu'amoindrie autant que possible par Yuri-san et lui, de la situation dans laquelle il s'embarquait. Il avait également appris par Katsu-san que Kitamura-kun ne chaumait pas non plus. Le blond sourit, il allait devoir faire au moins aussi bien que l'Arcobaleno. Rentré chez lui après avoir livré les invendus à une association de la ville, il prit le temps de savourer une tisane, se détendre de la journée de travail, avant de se préparer.

En même temps que le soleil se couchait, Manami passa au noir.

Il ne portait jamais de noir d'ordinaire, ça donnait un côté trop distingué pour un simple travail dans un café de quartier, encore moins durant son temps libre où il se permettait de porter des tenues qui rappelaient soudainement qu'il n'avait pas plus de vingt ans. Non, il ne portait du noir que lorsqu'il voulait être professionnel. Fin prêt, il vérifia l'heure. Il n'avait pas de doute sur la ponctualité du jeune homme, bien que le picotement de l'odeur de cigarette qui accompagna son entrée aurait pu le faire grimacer. Tempête, certes, mais il devrait tout de même se calmer s'il voulait encore avoir du souffle dans dix ans... Il lui sourit calmement, debout appuyé sur le dos de son canapé.

« Bienvenue chez moi ! »

Il n'avait pas vraiment eu d'autre choix. Acquérir un nouveau bien immobilier uniquement pour des entrainements aurait été abusé, et le QG était réservé aux membres de sa famille. Arun aura sûrement le droit de s'y rendre, un jour, mais pas maintenant. Pour l'instant, le sous-sol aménagé de sa charmante petite maison ferait l'affaire.

« Je t’en prie. »

Il montra la direction d'une main au jeune brun, le laissant passer devant pour descendre de quelques marches avant d'entrer dans une pièce sans autre issue. Il y suivit le brun et ferma la porte derrière lui.

« Très bien, » Il se déplaça jusqu'au centre de la pièce et entreprit de remonter ses manches. « J'ai bien des vêtements de rechange, mais si tu tiens à ta tenue je te conseillerais de l'enlever. »

Qu'importe de quoi ils avaient l'air là tout de suite, Manami était trop concentré pour s'en soucier. Enfin, il sortit une arme à feu de l'arrière de sa ceinture et vérifia par habitude qu'elle était fonctionnelle, ainsi que le chargeur, avant de finalement pointer le canon sur le front du brun. Il sourit calmement.

« Tu as une dernière volonté ? »

Evidemment, il s'était concentré sur ce qui l'entourait. Le blond n’en attendait pas moins de lui. Il se doutait que le bunker devait être un endroit particulièrement perturbant pour le brun, tout comme il l’était pour lui-même : il n’y avait aucune autre odeur mis-à-part la leur, ça donnait l’impression d’être coupé du monde, presque privé d’un sens. Mais lui avait l’avantage de l’habitude.

Il ne détourna pas le regard du plus jeune durant son petit spectacle, malgré ses mains occupées avec l’arme. Malgré l’embarras évident de voir un mineur se déshabiller de façon aguicheuse devant soi, sa prestation restait distrayante et assez réussie, il fallait l’avouer. Manami se dit avec amusement que ce talent pourrait s’avérer utile dans sa vie, particulièrement sa vie amoureuse.

La remarque qui suivit n'arrangea rien, et un sourire un peu gêné étira ses lèvres. Certes, il avait décidé de laisser les apparences de côté, mais c'était inévitable non ? Surtout avec Nayaka-kun, même si c'était effectivement plutôt drôle.

Mais bientôt le ton changea. A sa question le brun répondit honnêtement, même si le blond n’attendait pas qu’il s’ouvre à lui s’il n’en avait pas envie. La vulnérabilité qu’il y sentit le toucha, lui rappelant qu’il n’avait qu’un adolescent en période riche en bouleversements. L’odeur du bambou était frais, celui d’une jeune pousse, le vernis séchait encore, nouvelle couche sur le bois. Il sourit calmement.

« C’est une noble volonté, tu sais ce qui est le plus important pour toi, » Il retira la sécurité de l’arme, « mais si tu veux la réaliser, tu vas devoir sortir d’ici. Pour ça il te faudra récupérer la clef. Tu auras les cinq minutes que dure l’effet de la balle. »

Un dernier sourire, un dernier hochement de tête.

« Bonne chance. »

Le bruit de la détonation résonna sourdement dans l’espace confiné, le faisant sensiblement tiquer. A cette distance il n’avait bien sûr eu aucun mal à viser, la balle arrivant au milieu du front d’Arun. Il baissa le bras en le voyant chuter, rangeant le pistolet en prenant une inspiration.

Il espéra silencieusement que le brun puisse réaliser sa volonté sans avoir recours à la balle un jour, alors qu’il s’élançait pour donner un premier coup au ventre.

L’ouragan s’était éveillé, dans toute sa force et sa vitesse dévastatrices. L’odeur était si forte que Manami aurait pu se croire assailli par la pluie et le vent, percuté par une tornade.

Tornade, Arun l’était bien. Agile et puissant, il parvenait à le toucher à ses premiers essais alors même que le blond était vigilant. C’était bien, excellent même. Mais le mieux dans tout ça, il pouvait le sentir dans ses gestes, dans ses yeux : il réfléchissait. Loin d’attaquer aveuglément, il avait déjà repéré la clef et la ciblait précisément, mais pas uniquement, de façon à ne pas être trop prévisible. Le blond ne sût retenir l’énorme sourire qui naquit en voyant ça.

Il n’eut pas même le temps de pleurer sa veste déchirée qu’il était revenu à la charge. Le blond le savait, il ferait tout pour avoir cette clé, et il ne mettrait pas bien longtemps à la récupérer. Le cri, en revanche, était un peu moins attendu, et Manami ne put cette fois s’empêcher de grimacer. Autant il savait la voix du brun puissante, autant avec la flamme c’était autre chose. Heureusement, il avait réagi à temps pour bloquer son ouïe et ne pas finir complètement désorienté, mais il avait dû lever les bras pour ça, laissant la cachette de la clef sous moindre surveillance. C’était l’effet que cherchait à avoir le plus jeune et même en levant le genou pour l’éloigner d’un coup violent, il savait qu’avec la flamme il aurait pu être assez rapide.

Mais son sourire ne tarissait pas alors qu’il soufflait brièvement après l’effort, baissant les bras. Il serait un piètre professeur si l’exercice était aussi simple, surtout pour une Tempête tel qu’Arun. Il arrangea légèrement sa tenue par réflexe.

Que faire lorsqu’on a la clef, mais pas de trou dans la serrure ?

Arun avait déjà fait preuve d’intelligence durant ces premières secondes, mais il allait avoir besoin de plus que ça pour sortir. Se concentrer, réfléchir en gérant ses émotions les plus fortes sans non plus perdre du temps et de l’énergie à les renier en bloc au risque de se faire du mal. Un équilibre compliqué à trouver, mais il pouvait essayer. Manami l’en savait capable.

Il se remit en position. Si Arun avait besoin de temps de réflexion, le combat n’était pas pour autant terminé tant qu’il n’était pas sorti.