Tu prends une grande inspiration. La vue du Lycée public de Namimori en face de toi fait remonter un flot d’émotions au fond de toi dont tu n’aurais pas soupçonné l’existence. Tu peines à en identifier la nature. Est-ce de la réticence ? De la nostalgie ? Le poids de tes nouvelles responsabilités face au lieu qui a signé ton plus récent échec ?

Tu n’as pas le droit de penser à ça. Tu n’y penses déjà plus, d’ailleurs, alors que tes escarpins foulent le sol de ton ancien établissement. Ne revenant officiellement que le lundi de la semaine suivante, tu as délaissé ton uniforme aujourd’hui. Stratégique, tu songes que ton retour doit marquer les esprits, leur montrer que la reine du lycée est de retour. Les rumeurs souffleront que la magnifique Eden, parée comme une figure princière, avait été aperçue dans les couloirs du Lycée. Mais tu dois voir tes professeurs, aussi un accent doit être mis sur le sérieux. Alors pour les marquer, tu mises sur une blouse blanche bouffante, emprisonnée à la taille par une jupe à volants noire. Tu t’es parée de beaux bijoux d’argent pour rappeler d’où tu viens, faisant écho aux reflets de tes escarpins. Un véritable challenge, cette tenue, car comment parvenir à asseoir ton pouvoir auprès des élèves, tout en conservant une image de jeune fille docile et travailleuse aux yeux de tes enseignants ?

Tu toques à la porte du directaire du lycée. Parfaitement droite, parfaitement à l’heure, parfaitement maquillée. On t’accueille à bras ouverts, évidemment. Directaire et enseignants t’attendaient.

Comme discuté au téléphone, tu reprends ton statut de déléguée principale avec l’encouragement de ton assemblée. Le rôle est resté vacant pendant deux mois, comme attendant que tu reviennes. Certains diraient que c’est le destin. Durant une demi-heure sont discutés divers sujets : ton transfert, les nouveautés, le festival. Un soupir manque de s’échapper de tes lèvres peintes. Tu n’es pas au bout de tes peines. Mais ça, tu le savais en revenant. Avec un sourire parfaitement taillé sur tes lèvres, tu quittes le bureau et te diriges vers la salle des délégués.

Il n’y a personne. C’est logique, d’une certaine manière. Tu es arrivée sur une journée de cours. Ils doivent être occupés. Tu ne sais d’ailleurs pas si ton retour a été annoncé. Mais peu importe. Tu ne peux nier ton envie de surprendre par ta réapparition, mais ce n’est clairement pas nécessaire à tes plans. Avec méthode, tu effleures les classeurs des étagères de la salle des délégués de tes doigts fins aux ongles manucurés. Avril, Juin, Juillet. Tu les sors un par un, les déposes sur la table, bien rangés, et commences à éplucher le premier dossier. Au moins, les comptes rendus ont le mérite d’être bien tenus. Tu te focalises sur ceux concernant le festival. Voyons comment cette bande de bras cassés se sont débrouillés, sans ton aide.

Tu as terminé les comptes rendus du festival et t’es penchée sur ceux des mois précédents quand tu entends la porte s’ouvrir. Tu ne lèves pas la tête tout de suite, histoire de montrer que tu es occupée. Mais tu sais déjà qui est présent. Tu connais très peu d’élèves aussi grands. Peu d’élèves dont la présence est si imposante.

Tu réprimes un soupir ennuyé. C’était la dernière personne que tu avais envie de voir. Quoique. En y réfléchissant, tu n’aurais pas aimé non plus croiser Shin. Il t’aurait simplement tapé sur les nerfs et t’aurait empêché de travailler. Non, la dernière personne que tu avais envie de voir, c’était bien Shin. Mais lui. Ce délinquant. Tu n’avais certainement pas envie de le voir non plus.

Tu tentes de rester la plus nonchalante possible, tandis que tu tournes enfin la tête vers lui. Les plus attentifs remarqueront le léger spasme qui fait tressauter le bas de ton œil droit. Tu ne l’as presque pas reconnu, maintenant que tu l’as en face de toi. Où est passé son bonnet ridicule ? Ce n’est pas une mauvaise chose en soi. Ce truc hideux méritait de finir à la poubelle de toute manière. Mais venant de lui, ça t’étonne. Les choses auraient-elles autant changé en si peu de temps ?

Tu lui rends un petit salut de tête, l’expression toujours sérieuse. Pédante même, mais ça, c’est le visage que tu as toujours eu.

-Rihan.

Voyant qu’il ne répond rien, tu retournes à ton labeur. Tu n’es pas ici pour faire la causette. En réalité, si tu pouvais t’épargner d’avoir constamment à discuter avec les autres, tu en serais bien aise. Seulement tu entends un bruit caractéristique, qui te tape instantanément sur les nerfs. Tu commences à le connaître, donc ça ne t'étonne pas le moins du monde. Mais ça ne manque pas de t’irriter à chaque fois. Le bruit d’une molette qui frappe sur une pierre d’un bruit rêche. Un briquet.

Vous avez déjà eu ce débat moult fois. Tu avais même perdu l’habitude de le faire remarquer. Après tout, tu n’es pas sûre d’en avoir quelque chose à foutre, de ce fichu règlement intérieur. Mais ceci dit, tu estimes qu’une petite piqûre de rappel s’impose pour ton retour, même si tu te doutes que c’est une cause perdue.
Et puis, même si tu n’avais rien dit, tu sens son regard pesant sur toi. Il t’empêche de te concentrer.

Sans quitter ton dossier des yeux, tu lances.

-Il est interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement.

Ni plus ni moins. Le résultat importe peu, au final. Tu veux juste montrer que tu es de retour. D’ailleurs, tu ne te bornes pas à cette simple remarque. Tes yeux bleu clair toujours rivés sur ton dossier, tu ajoutes :

-Le 19 juillet est une date correcte. Il n’y a aucun autre évènement à Namimori ce jour-là. Par contre, une course arc-en-ciel entre les stands ? Vraiment ?

Tu connaissais très bien les routes arc-en-ciel de Mario Kart. C’était déjà suffisamment immonde à jouer sur console. Tu n’imaginais même pas le désastre que ça allait être avec de vraies personnes.

Un geste capte ton œil l’espace d’un instant. Tu le ramènes avec force sur les notes entre tes mains. Pourtant, l’expression qu’il a survolé l’attire de nouveau sur son visage. Très brièvement. Tu retournes à tes notes, comme s’il ne s’était rien passé. Mais tu es incapable de te concentrer.

Il a éteint sa maudite cigarette ?
Est-ce que c’est un sourire sur son visage ?

Dans ton esprit, seulement trois mots :
What the fuck.

Qu’est-ce qu’il manigance encore ? S’il veut te décontenancer, ça ne marchera pas…. Enfin… Ça ne marchera pas plus qu’actuellement. Tu tentes de l’ignorer, alors qu’il se lève et s’approche. Tu es debout. Tu as des talons. Tu es presque aussi grande que lui. Il ne te fait pas peur.

Où en étions-nous ? Ah oui, les dépenses des clubs durant les deux derniers mois. Tu écoutes l’autre d’une oreille un peu trop attentive à ton goût, alors que tu parcours les différents chiffres de tes pupilles claires. Il parle bien de Yuri, la première année qui combat avec ses rollers ? Cette Yuri-là ? En charge d’un rallye ? Tu as de sérieux doutes. Etonnant, tu aurais cru que Rihan aurait été plus rigoureux avec ce genre de chose. Tu as beau le voir comme un délinquant, tu ne peux nier que tu as appris à lui faire confiance en ce qui concerne le travail de déléguée. Se pourrait-il que là aussi, il l’ai fait exprès ? Veut-il saboter le festival ? Il a l’air d’en savoir plus que ce qu’il ne veut bien t’avouer, mais tu n’arrive pas à saisir quoi. Comme d’habitude, tu as toujours autant de mal à comprendre ce que cet imbécile a derrière la tête.  

Mais bon, tu sais que tu ne peux rien faire. Le festival est dans quelques semaines. C’est bien trop tard pour changer quoi que ce soit. Tu voulais simplement y mettre ton grain de sel, histoire de rappeler au monde que tu existes, et que tu resteras aussi intransigeante qu’auparavant, si ce n’est plus. Tu te focalises de nouveau sur ta feuille. Tu tentes encore d’ignorer son regard. Tu notes mentallement chaque information qu’il donne, y cherche des failles que tu pourrais potentiellement pointer du doigt.

Est-ce que, par hasard, tu ne serais pas un peu dégoutée qu’ils aient été capables de faire du bon boulot sans toi ?

Tu sens la colère monter, alors qu’il propose son aide, te fixant toujours. Ton égo en prend un coup. Pour qui est-ce qu’il t’a prise ? L’avait-il fait exprès pour t’irriter ? Comme si tu allais te permettre de ne pas faire ton travail. Tu allais t’en occuper. Ça coulait de source, et ce type le savait très b-

« Eden »
Tu interromps le parcours distrait de tes yeux sur le papier.

Eden. C’est ton nom. Tu as dû l’entendre un milliard de fois dans ta vie, de mille manières différentes.
« Edeeeeen, t’as pas entendu la dernière ! »
« Eden-sempai, j’ai terminé la synthèse que tu m’avais demandé ! » « Mademoiselle Eden, bon retour parmis nous. »  
« Eden ! Ça faisait longtemps. »

« EDEN !!! C’EST INADMISSIBLE !! »

...
Oui, tu as l’habitude de l’entendre.
Mais là, tu ne sais pas pourquoi, ça te bloque. Tu clignes des yeux et te concentre de nouveau sur ta lecture. Tu fais quelques pas autour de la table, sans pour autant t’éloigner. Juste pour donner du mouvement. Pour te stimuler un peu, t’aider à te concentrer. Tu aimes beaucoup travailler debout. Ça t’aide. C’est classe aussi.

-Ce ne sera pas nécessaire. Je vais m’en charger, réponds-tu d’un ton indifférent.

Tu tournes la page sur laquelle tu t’obstines depuis au moins cinq minutes.

-J’en parlerais au directaire également. Je suppose que vous n’avez pas vérifié si les assurances du lycée pouvaient couvrir ce genre d'événement. Selon l’endroit et le matériel, il peut y avoir des variantes qui peuvent tout compromettre en cas d’accident.

Tu te rends compte que tu as lu la même ligne pour la cinquième fois. Que ce maudit regard pèse toujours sur toi. Que malgré ton calme apparent, tu commences à sentir la colère monter.

Alors que tu ne peux pas te permettre de laisser ta colère monter.

Fermant brusquement le classeur que tu as entre les mains, tu te tournes vers lui, le regard fermement plongé dans le sien.

-J’ai quelque chose sur le visage ? demandes-tu avec froideur.